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La prohibition et le vin aux États-Unis

"La prohibition suscita une créativité sans précédent chez les producteurs de vin."

La période de la prohibition aux États-Unis, qui s’est déroulée de 1920 à 1933, laisse dans notre imaginaire une vision empreinte de bars à cocktails clandestins et de mafieux débitants des caisses de bourbon dans une ambiance déjantée à la Gatsby. Mais cette époque a aussi eu un impact significatif – bien que moins ‘Al-Caponesque’ – sur l’industrie viticole américaine.

Cette interdiction massive de la production et de la distribution d’alcool a donné lieu à une ère de clandestinité et d’innovation également dans le monde du vin. Qu’il s’agisse des moyens utilisés pour produire et consommer du vin clandestinement, des transformations du paysage viticole ou de la sagacité de familles devenues célèbres comme les Mondavi ou les frères Beringer, découvrez dans cet article les changements qui ont façonné à jamais l’histoire du vignoble américain durant la prohibition.

Voilà ce que j'en fais de ta bibine Tucker !

Les raisons de la prohibition

Dès les années 1850, plusieurs États américains imposent des restrictions sur la vente d’alcool. Ces « dry States » s’associent afin de freiner la criminalité et les troubles causés par la consommation excessive de liqueur. À cette époque, la consommation d’alcool y est en effet dix fois supérieure à celle d’aujourd’hui.

Mais si l’alcoolisme était considéré à juste titre comme un fléau, c’est la convergence de plusieurs facteurs qui incita le gouvernement de Woodrow Wilson à étendre cette interdiction à tout le pays.

Good and Evil.

On trouvait d’une part les pasteurs, désireux d’élever le niveau de morale des citoyens. À leurs côtés, les associations de femmes victimes de violences domestiques, dont la Woman’s Christian Temperance Union, aussi connue pour avoir milité en faveur du droit de vote des femmes.

D’autre part, se trouvaient des groupes xénophobes (à l’image du Ku Klux Klan), pour qui ces déboires éthyliques étaient surtout à porter au crédit des immigrants. Des Allemands buveurs de bière aux Irlandais imbibés au whiskey, tout le monde en prenait pour son grade. Les catholiques et leur vin de messe étaient à peine tolérés.

Cette période de tempérance connut un large succès. En 1916, déjà 26 États fédéraux instauraient la prohibition sur leurs territoires.

En janvier 1919, le XVIIIe amendement à la Constitution, complété l’année suivante par le Volstead Act est mis en application afin d’interdire aux professionnels la production, la distribution et la vente d’alcool. Lorsqu’il fut voté, de nombreux électeurs se sentirent trompés, pensant que les boissons à faible degré comme la bière et le vin seraient toujours autorisées.

Le Volstead Act vu par Hergé

L’impact de la prohibition sur l’industrie viticole américaine

Durant les trois mois précédant la mise en vigueur de cet amendement, une bagatelle de 141 millions de bouteilles de vin s’est vendue dans tout le pays. Il est à noter que le texte de loi n’interdisait pas la consommation d’alcool à son domicile.

Durant les années suivantes, de nombreux établissements vinicoles furent contraints de brader voire de détruire leur inventaire, de laisser leurs vignes à l’abandon et de finalement fermer leurs portes. De nos jours, il est bien difficile de trouver un domaine viticole aux États-Unis datant d’avant 1933. La plupart de ceux qui existaient avant la prohibition ont été durement touchés une fois que le XVIIIe amendement entra en vigueur. Ceux qui ont survécu procédèrent de diverses façons.

Les alternatives pour survivre à la prohibition

Face à l’interdiction, les producteurs de vin cherchèrent des alternatives pour maintenir leur activité. Certains se tournèrent vers la production de raisins de table ou de jus de raisin destinés au marché alimentaire. Le cépage concord était notamment utilisé pour produire des raisins secs et de la confiture. Quant à l’alicante Bouschet, un cépage teinturier à la peau épaisse, il connut une expansion intéressante pour sa résistance aux longs trajets et aux nombreuses manipulations.

Bien sûr, d’autres viticulteurs ont opté pour des solutions… différentes.

La culture de raisins destinés à la consommation personnelle

Durant la prohibition, il était tout à fait légal de produire son vin à la maison. Une faille dans l’amendement permettait aux habitants de fabriquer jusqu’à 200 gallons de vin par an pour leur usage personnel (on parle quand même de 750 litres de rouquin par an !). Mais pour faire ce vin, il fallait d’abord du raisin. Et ce sont les Californiens qui à ce jeu se montrèrent les plus habiles. 

Afin d’alimenter les nombreux foyers de la lointaine côte est, des établissements viticoles tels que Beringer Vineyards décident de commercialiser du moût de raisin concentré dans des briques, à diluer soi-même à la maison. Cependant, ils devaient stipuler sur l’emballage de ces grape brick les instructions pour empêcher la fermentation du jus en vin (comprenez : voici comment faire du vin, mais n’en faites pas hein 😉). Comme le voyage de la Californie à New-York pouvait prendre plusieurs semaines, vous comprenez peut-être pourquoi l’alicante Bouschet eu un tel succès durant cette période…

Le Grape Brick.

Le résultat ? Dès 1924, le prix par tonne de raisin déshydraté passe de 9.50$ à 375$, soit une augmentation de presque 4000% par rapport à 1920. Comme l’offre disponible avait considérablement diminué suite à l’arrachage des vignes, de nombreux opportunistes se sont rapidement enrichis. Ce fut le cas d’un modeste épicier du Minnesota du nom de Cesare Mondavi, qui saisit sa chance en déménageant avec toute sa famille en Californie pour participer à cette aventure.

C’est en grande partie grâce à la prohibition que de célèbres dynasties comme les Mondavi sont nées. Plus tard, ce sont ces mêmes familles qui garantiront la survie et même la prospérité de l’industrie vinicole californienne.

La fabrication clandestine de vin à petite échelle

Comme vous pouvez le constater, la prohibition suscita une créativité sans précédent chez les producteurs de vin clandestins. Malgré les risques liés à cette pratique, certains vignerons réussirent à maintenir leur activité en vie grâce à la production de vin en toute illégalité. Ces vignobles cachés étaient situés dans des zones reculées ou dissimulées au sein de vastes champs agricoles. Les pieds de vigne étaient souvent mélangés à d’autres cultures pour ne pas attirer l’attention.

Pour la vinification, l’un des moyens les plus courants de garder leur activité secrète était de creuser des caves souterraines, souvent cachées sous des bâtiments ou des fermes. Ces caves offraient des conditions idéales pour la fermentation et le vieillissement du vin, tout en étant difficiles à repérer.

Vendre cette production n’était pas chose aisée. Un des subterfuges les plus connus est peut-être celui du Black Chicken Zinfandel de Robert Biale. La famille Biale exploitait sa ferme tout au long de la prohibition, vendant des fruits, des légumes et des œufs à la communauté. Les acheteurs avertis commandaient aux Biale une « gallina nera » sur le système téléphonique de la ligne partagée. Ce nom de code leur permettait de recevoir à la maison une bonne cruche de vin en toute discrétion.

L’essor de la production de vin à des fins religieuses

Il est écrit dans le Code de droit canonique que du vin de raisin pur se doit d’être servi pendant la communion. De manière plus générale, il est utilisé comme substitut pour le sang du Christ lors de la messe catholique. 

Plutôt bégueule, la loi Volstead allégea le XVIIIamendement en autorisant la consommation d’alcool à des fins religieuses. Cela conduisit d’abord à une expansion de la production de vin au sein des églises, agissant ainsi comme une couverture légale pour continuer à produire et à distribuer du vin.

Mais cette décision permit également à certains vignobles, à l’image de Brotherhood Winery, de continuer leur activité en produisant du vin de messe. Racheté par Louis Farrell en 1921, ce vignoble situé à Washingtonville dans l’État de New York revendique d’ailleurs le titre de plus ancien domaine viticole encore en activité (1839). Reconnu comme un des plus gros producteurs de la période prohibitive, Brotherhood Winery témoigne de ce « regain d’intérêt » pour le christianisme durant la prohibition. Les archives du domaine précisent avec humour que la population du clergé local explosa durant les 14 années de restriction.

Mais les catholiques ne furent pas les seuls impactés par la prohibition. Il est important de préciser que le vin joue aussi un rôle important dans de nombreuses pratiques juives (kiddouch et havdalah, les rites du mariage et de la circoncision ; le séder de la Pâque etc.) Les Juifs ont donc protesté dès l’instauration de la prohibition contre l’ingérence dans leur droit à la liberté de religion. Le Volstead Act fut donc une évolution majeure dans la production de vin en faveur des rites juifs, dont nombre d’entre eux se déroulent à domicile.

Le vin de messe faisait les choux gras de la presse...
... et personne ne se cachait pour vendre du casher ! 🥳

L’héritage de la Prohibition dans l’industrie du vin aux États-Unis

Le XVIIIe amendement, ou National Prohibition Act, a été l’un des amendements américains les plus courts de l’histoire, en raison notamment de la crise de 29 et de la prolifération du crime organisé. Il a finalement été abrogé le 5 décembre 1933 pendant le mandat du président Franklin D. Roosevelt, qui confiait être « un amateur de rhum brun et de gin martinis ».

Le paysage viticole fut évidemment chamboulé à la suite de cette décennie de « sécheresse ».

Les régions viticoles

New York

Depuis 1870, la Californie jouit d’une solide emprise sur l’industrie vinicole américaine. Mais à l’époque, c’était encore un endroit assez éloigné pour la majorité de la population. C’est la raison pour laquelle on trouvait de nombreux vignobles dans le New Jersey et dans l’État de New York. Ce dernier reste à ce jour le troisième producteur de vin aux U.S.A., juste derrière l’État de Washington. C’est notamment grâce à leur diversité de cépages (riesling, pinot noir, Vidal, concord, traminette, cayuga…), mais aussi en raison de climats uniques, à l’image de la région des lacs. On y retrouve par exemple les AVA Finger Lakes et Niagara Escarpment, reconnues parmi les meilleures du littoral.

Le Midwest

Les régions viticoles les plus dévastées par la prohibition resteront sans doute celles du Midwest. Encore à ce jour, les Américains eux-mêmes n’ont probablement pas conscience des millésimes compétitifs produits dans la région. Le long des grandes vallées des fleuves Mississippi et Missouri par exemple subsistent deux vignobles de renom : Baxter’s Vineyards et Stone Hill Winery.

Dans les années 1870, Stone Hill Winery dans le Missouri (fondé en 1847) produisait l’équivalent de cinq millions de bouteilles par an, ce qui en faisait le deuxième plus grand domaine viticole du pays. Malheureusement, l’élan de l’industrie viticole du Missouri s’est arrêté avec le début de la prohibition, en particulier à Stone Hill, où leurs vastes caves souterraines voûtées servaient à la culture des champignons jusqu’en 1965.

Le sud

La Caroline du Nord, la Caroline du Sud, l’Alabama et notamment la Virginie, qui abritait la Monticello Wine Company à Charlottesville (qui donnera son nom à l’AVA Monticello), avaient toutes des industries viticoles florissantes, toutes disparues au moment de la prohibition

Le Who's Who de la picole en 1931. Fortune ©

L’ouest

Sans surprise, la Californie est l’endroit où il existe encore le plus d’établissements vinicoles d’avant la prohibition. Il semble que cette période seyait bien à l’ouest américain, du moins en ce qui concerne les ventes de raisins ! Juste avant le début de la prohibition en 1919, la Californie comptait environ 120 000 hectares de vignobles. Mais en 1927, la superficie avait presque doublé et les expéditions de raisins avaient augmenté de 125%. 

Il en est de même pour la demande en vin de messe. Beaulieu VineyardBeringer et San Antonio Winery comptaient parmi les plus prospères de cette époque. Ces trois domaines sont d’ailleurs toujours en activité aujourd’hui. Bien sûr, d’autres histoires revêtent un caractère plus illégal, à l’image de Pope Valley Winery, qui fournissait les bars clandestins et les bordels d’Al Capone à Chicago, oklm.

L‘encépagement du vignoble

Depuis le XVIe siècle et l’arrivée des huguenots sur le sol américain, la viticulture s’est largement façonnée à l’image de ces Européens un peu chauvins. Peu convaincus par les variétés locales, ils firent importer leurs vitis vinifera préférées : chardonnay, pinot noir, cabernet sauvignon, merlot etc.

Jusqu’au début du XXe siècle, les consommateurs connaissaient leur valeur gustative, et les appréciaient. Mais la période de la prohibition fut l’occasion pour de nombreux cépages de détrôner ces variétés certes délicieuses mais surtout capricieuses et moins productives. En 1926, la répartition du vignoble de Napa Valley était de 40% d’alicante Bouschet, 30% de petite sirah, 16% de zinfandel, 13% de carignane et 1% de tout le reste. Presque toutes les variétés ‘haut de gamme’ plantées avant 1890 avaient disparu.

Aujourd’hui, les grands noms ont repris leurs droits. Mais c’est surtout la diversité des cépages plantés qui étonne. Ci-dessous le relevé 2017 de l’OIV concernant les surfaces plantées aux U.S.A.

Les habitudes de consommation et de production

On dit que la plus grande victime de la prohibition fut le palais américain. Associés à l’expansion de la nourriture en conserve et des boissons gazeuses, les vins fortifiés et les piquettes bas de gamme fermentées à la maison firent voler en éclats les papilles du pays.

Dès les années 1930, le quality advocacy, ou plaidoyer de qualité est devenu le terme à la mode. Le critique de vin Frank Schoonmaker est notamment connu pour avoir fait campagne en faveur de l’affichage de l’indication géographique et la mention de cépage sur les étiquettes. Le gouvernement établit certaines normes de base pour la production de vin de table, telles que la restriction de la chaptalisation et la fixation de limites d’acidité volatile.

Tout aussi importants étaient les efforts de Georges de Latour, propriétaire de Beaulieu Vineyards. Certes il avait profité de la vague du vin de messe, mais il était conscient qu’il devait rapidement se réinventer. Sachant qu’il avait besoin d’un vrai vigneron, de préférence avec une formation en chimie, il partit en France pour en trouver un. Il revient en 1938 avec le Russe André Tchelischeff, un homme qui révolutionnera l’avenir du vin américain.

En Europe, ce n’est réellement qu’à la suite du Jugement de Paris de 1976 que l’on s’intéressa de nouveau au vin américain…

Bien que la Prohibition ait été une période difficile pour l’industrie du vin aux États-Unis, elle laissa un héritage durable. La contrebande de vin permit aux Américains de découvrir de nouveaux vins étrangers et ouvrit la voie à l’importation de vins de qualité après la fin de la prohibition. La production de vin dans les églises elle, contribua à la survie de l’industrie et renforça la tradition viticole dans certaines régions.

Aujourd’hui, les États-Unis sont l’un des plus grands producteurs de vin au monde, avec des régions viticoles prospères comme la Californie, l’Oregon, l’État de Washington et New-York.

"En bande organisée, personne peut nous canaliser" 🎶