Jour de marché en ce mercredi matin du mois d’avril. Dans une rue Lecourbe ensoleillée, on y croise quelques familles, de jeunes étudiants, et de sérieux habitués au café du coin, dans une ambiance apaisée. A 50 mètres de là, Julien roule sa barrique sur l’asphalte ! Il y accoude deux tabourets, salue les passants, et ouvre la boutique. Je m’engouffre. En passant la porte, j’ai cette impression d’entrer chez un ami. La lumière est chaleureuse, l’enceinte chuchote du Altın Gün et Julien me lâche un « Salut ! » des plus accueillants.
Nous sommes aux Jajas de Juju, dans le XVe arrondissement de Paris. Ouvert depuis 2021, ce bar – cave à vins fait office d’OVNI dans un quartier assez traditionnel. Spécialisé dans les vins naturels, on y croise des cuvées introuvables, mais aussi d’excellentes petites assiettes à partager, dans une décoration chinée mêlant marbre, formica et bois ancien. Le tout chapeauté par un plafond de style industriel.
Avant de vous laisser plonger dans cette interview, je tiens à vous préciser la contrainte atypique que je me suis fixée : limiter l’utilisation des mots partage et découverte, omniprésents dans le vocabulaire de Julien. C’est plus qu’un tic de langage à ce niveau, c’est vraiment l’essence même du bonhomme !
Salut Juju ! Présente-toi en quelques mots
« Alors moi c’est Julien, j’ai 36 ans, 12 ans de pinard derrière moi. Je suis parisien, passionné par les rencontres, le vin naturel et le rhum. J’ai commencé dans le monde du vin au Repaire de Bacchus, une chaîne de cavistes assez connue. Ils m’ont fait confiance à mes débuts et ça a été une très belle école pour moi. J’ai énormément goûté avec eux… ça m’a permis de rencontrer un maximum de vignerons, et de former mon palais.
Tu es arrivé chez eux après tes études ?
Contrairement à beaucoup j’ai pas fait d’école du vin, en fait j’ai quitté l’école assez tôt. Et je me suis retrouvé un peu par hasard à travailler au Repaire de Bacchus…
Un jour je vais dans une de leur boutique rue Le Marois, dans le XVIe arrondissement à Paris. J’achète une bouteille et je demande s’ils ne recherchent pas des vacataires pour l’été. Le caviste me dit oui, et je me retrouve à travailler dans une de leur boutiques vers Auteuil.
Deux mois après, la collaboration se passe bien alors ils me proposent de faire les tests de recrutement. Je rejoins en mi-temps une autre boutique dans le XVIe, avenue Mozart et c’est là que je rencontre Jean-Philippe, le responsable de la cave, un vrai mentor pour moi. Tous les samedis pendant sa pause, il me donnait des cours, c’était génial. C’est lui qui m’a appris toutes les bases du vin et m’a transmis sa passion.
C’est aussi au Repaire que je croise la route d’Alessandra Fottorino, (anciennement chef des ventes) qui m’a fait découvrir pas mal de choses. À propos elle a écrit un super bouquin sur les femmes dans le monde du vin, In Vino Femina.
Quelques mois plus tard, toujours avec l’envie de continuer, je repasse de nouveau les tests et là j’explose les scores. Ils en revenaient pas, ils ont dû penser que j’avais triché ! En vrai je venais juste de trouver une passion, et rencontré des gens qui aimaient la partager. Et c’est comme ça que je me retrouve responsable de la boutique… rue Le Marois, la cave où j’avais déposé mon CV !
C’était une boutique coup de cœur du président Dominique Fenouil, mais elle ne marchait pas très bien. En un rien de temps les ventes explosent, je suis trop content, et je commence à me sentir vraiment à l’aise. Je viens bosser en short et en Birkenstock, vraiment pas le style de la maison ! Et pourtant, le courant passe encore mieux, entre la direction et moi, mais aussi avec les commerçants du coin.
On a contribué tous ensemble à redynamiser ce quartier à travers des apéros, des partenariats, des opérations au marché, c’était vraiment une réussite.
Comment se poursuit ton parcours ensuite ?
Quelques années plus tard, en 2017, ma conjointe déménage à Taïwan, et je décide de la suivre. J’ai 30 ans, c’est la fin de l’aventure Repaire de Bacchus ! A Taïwan je me lance avec un mec de Taipei dans la création de food truck pendant 6 mois. Les gars, en me voyant moi, l’européen, pensaient que j’étais le patron alors que j’étais à la même enseigne que les autres employés, c’était marrant.
Et j’en ai aussi profité pour voyager en Asie. Ma grand-mère disait toujours « les voyages forment la jeunesse ». Partir un an dans un pays aux antipodes de ta culture, c’est clair que ça forme une jeunesse. Et le plus marquant c’est que de base je suis quelqu’un qui se plaint beaucoup, mais après ce genre de voyage, tu te plains plus sur les mêmes sujets. Quand tu vois dans quelles conditions vivent les gens au Vietnam, au Cambodge, mais gardent une telle joie de vivre et un sens du partage… tu vois forcément les choses différemment en rentrant.
Ce voyage se termine au bout d’un an. Ma copine reste sur place encore un peu, puis fait un crochet par Berlin avant de rentrer.
L’idée des Jajas de Juju t’es venue à partir de ce moment ?
Déjà quand je reviens en France c’est la déprime. Au supermarché par exemple je redescends sur Terre ! Le tout-emballé, le surgelé… Alors qu’en Asie je faisais le marché tous les jours tu vois.
J’ai voulu reprendre un job de caviste mais chez un indépendant, et je trouve un poste au Lieu-Dit à Versailles. Mais je veux aussi me mettre à mon compte, parce que cette idée me trotte dans la tête depuis Taiwan. Alors j’appelle deux amis champenois, Jérôme Regny et Frédéric Pidansat, qui me proposent de venir faire les vendanges et me soufflent l’idée de créer ma micro-entreprise, pour que je devienne leur commercial attitré sur Paris ; de l’achat/revente en fait.
En parallèle pendant la période Covid, on crée avec ma conjointe un site internet : “Les Jajas de Juju”. Encore une phrase de ma grand-mère d’ailleurs, qui disait souvent “un p’tit coup de jaja !”. On y vend les champagnes bien sûr, mais également une sélection de vins de copains, comme Florian et Mathilde Beck-Hartweg en Alsace, et Laurent Saillard du Loir-et-Cher.
Petit aparté, j’ai eu la chance de rencontrer Laurent grâce à Marius Bénard qui tient Le Beaucé dans le IXe arrondissement. Marius est le fils de Gilles Bénard, l’ex-taulier de Quedubon, une des premières brasseries parisiennes à n’avoir que du vin naturel à sa carte, il y a déjà 30 ans ! C’est grâce à ces gens-là que j’ai la gamme que j’ai aujourd’hui à la cave.
En parlant de la cave, raconte un peu le démarrage…
Ma copine trouve le spot complètement par hasard en allant faire des courses. Le lieu était un magasin de vêtements il y a vingt ans, puis une ancienne permanence du RPR ! Comme tu l’imagines on a fait pas mal d’aménagements. On signe en avril 2021 et on ouvre en juillet.
Pendant les travaux on s’est pas mal mis dehors en buvant un coup. Pour la communication c’est pas mal. On a fait un super évènement à l’ouverture, on a invité tous les voisins du quartier. Coupes de champagne pour les adultes, et marqueurs Posca pour les enfants – comme tu le sais c’est très familial le XVe – et on s’est retrouvé comme ça avec une vitrine complètement retournée de dessins ! Pas mal de gens ont aimé le concept et sont revenus rapidement.
Pour en revenir un peu à tous ces gens dont je te parlais juste avant, Jérôme, Fred, Marius… Mine de rien dans le XVe on est 260.000 habitants, on est quatre à vendre du vin naturel, deux à faire bar à vin. Je pourrais très bien vendre des références connues et m’arrêter là. Mais ça serait pas rigolo, et quand des clients de quartiers plus branchés viennent ici, ils sont contents, ils me disent qu’ils connaissent pas tant les vins que j’ai. Et c’est grâce au fait que je passe en direct avec la plupart des vignerons.
Ce qui fait plaisir aussi c’est les compliments dans le sens où c’est pas cher. Regarde ça par exemple (il me montre une assiette de Brillat-savarin à la truffe qu’il prépare), c’est 11€. Je te mets trois belles portions de cheese à la truffe pour que tu te régales, pas que tu restes sur ta faim.
Comme tu l’as remarqué, j’aime bien citer ma grand-mère ! Elle disait « quand y’en a pour trois, y’en a pour quatre », et ma mère aussi. On a toujours invité du monde chez nous, et cette question de partage est complètement centrale chez moi.
Quel est le fonctionnement du shop ?
On est ouvert du mardi au samedi, midi et soir. Pour la consommation de vin sur place, il y a la carte des vins, et toutes les bouteilles de la cave sont disponibles avec un droit de bouchon de 7€. La carte des vins change tous les mois.
On organise des évènements comme des dégustations avec les producteurs ou l’anniversaire de la boutique, mais aussi une soirée raclette en hiver et bien sûr le Beaujolais nouveau. Concernant le menu, il change à peu près à chaque saison.
Depuis quelques mois j’ai une apprentie, Camille, qui est incroyable, une vraie tueuse. Elle a été formée chez Ferrandi, elle a bossé chez Marx en étoilé, et chez Hélène Darroze pour te dire le niveau.
Stylé ! Et comment est-ce que tu définirais la boutique ?
Le pourquoi des Jajas, c’est mes expériences passées ; il y a deux ambiances qui m’ont réellement marqué. D’abord les bars minimalistes à Tokyo, des endroits où tu viens vraiment pour voir le patron. T’as genre un comptoir et tu peux caser max sept personnes debout. C’est super intimiste. Et puis il y a eu tous ces bars underground à Berlin, épurés, hauts de plafond, avec des matériaux brut et recyclés.
J’ai vraiment voulu mixer ces ambiances complètement opposées pour avoir un résultat authentique. C’est aussi grâce à tout ce qu’on a chiné. Entre l’établi en bois de chez Emmaüs ou les tables en marbre du Bon Coin, les potences murales, les rails industriels etc.
Mais ce côté authentique il est surtout présent quand le patron est sur place. C’est important de créer un concept par rapport à toi, ta personnalité. Tout le monde le ressent.
L’identité de ce lieu réside aussi dans ta sélection… plutôt nature ! Comment es-tu arrivé à ce parti pris ?
Peut-être l’air du temps d’une part… mais aussi mon entourage, avec des potes comme Tristan Renoux des Arlots, qui est un ami d’enfance. C’est lui qui m’a fait goûter mes premiers canons naturels voir même ‘surnaturels’ quand j’étais encore dans le monde du vin conventionnel. Je pense aussi à Nicolas Teen de Maison Pinard à Viroflay.
En gros c’est des potes qui m’ont mis dedans, depuis je suis plus jamais revenu en arrière. Et forcément, il y a ces questions d’écologie qui me touchent aussi, mais pas que. Rien à voir avec le vin naturel mais la question du recyclage et de la réutilisation du verre, la consigne… En France on est vraiment nuls sur cette question, alors qu’un paquet de pays développés le font de manière très efficace.
Ça te donne une idée de ce que tu aimerais faire plus tard ?
Je pense que je partage un peu le rêve de beaucoup de personnes de la profession : acheter quelques vignes et pouvoir faire du vin. Il n’y a pas de fierté égale que celle de vendre un produit fini que t’as fait toi de A à Z, surtout quand t’as un réseau, tu sais que tes quilles tu les vendras… aussi faut-il que le vin soit réussi, parce que ce serait plutôt sans filet que j’aimerais travailler !
Sujet à part, j’ai remarqué que tu avais une sélection de rhum assez dingue…
J’ai une grosse passion pour le rhum. Mais j’ai commencé en douceur, avec le Zacapa ! Ensuite quand je tenais la boutique rue Le Marois, j’ai rencontré Mathieu Sercq, un des fondateurs du groupe Rhum Collector sur Facebook. Il vit aujourd’hui à Singapour. C’est le mec qui m’a fait goûter les Albion, Port Mourant, Demerara, tout ça de chez Velier ! C’était un geek du whisky qui est devenu un geek de rhum, qui m’a fait aimer les jamaïcains, les Guyana, surtout les full proof. Et qui a commencé à éduquer mon palais sur autre chose que les rhum sur la sucrosité. Y’a une petite dizaine d’années déjà.
Le rhum c’est le spiritueux que je préfère déguster et surtout faire découvrir aux autres. Mais au-delà de toutes les bouteilles de rhum que je propose au verre, j’ai aussi des gins, des Bas-Armagnac, des absinthes, et des gnôles vivantes : ce sont des eaux-de-vie élaborées à partir de marcs de vins naturels. Cette gamme de spiritueux c’est un condensé de tout ce que j’aime.
Dans mes jeunes années de caviste j’ai appris que d’une, c’était plus facile de vendre quelque chose qu’on a déjà goûté, et de deux quelque chose qu’on aime. Du coup j’ai une gamme qui est vraiment faite à mon image. Et pour les vins c’est encore plus marqué. Il n’y a pas un vin ici que je n’aime pas.
Alors est-ce que tu peux nous parler d’un de tes canons coup de cœur ?
En rouge… Un pineau d’Aunis ! Domaine de Cambalu, c’est la cuvée ‘Chichic’ en 2018. Un des meilleurs vins que j’aie pu goûter. Comme quoi les vins natures peuvent vieillir, c’est 2018 et il a pas bougé, au contraire il se bonifie.
Et en blanc, ‘Lucky You’, qui est un assemblage de sauvignon blanc et de chardonnay par Laurent Saillard, avec un léger passage en foudre, un gros canon comme on aime !
Tu me parles beaucoup de partage… Quelques adresses à nous faire tourner pour découvrir ton quartier ?
Je citerai quatre adresses pour aller bien manger :
- Ichirin, rue Vasco de Gama. C’est un couple de Tokyoïtes qui sont spécialisés dans les ramen clairs, et les kaarage.
- Saturne, rue de Lourmel. Un des meilleurs chinois de Paris, avec des grosses tables à la Hongkongaise, un décor pas dingue mais une cuisine incroyable. On peut ramener sa bouteille de vin avec droit de bouchon quand on connaît un peu les proprios.
- Chez Ciccio, rue de l’Église. Une petite cantine sicilienne, qui marche au fil des saisons avec une créativité folle et que des vins natures italiens.
- Et Naturellement, chez Giovanni, rue Mademoiselle, un sacré personnage. Un restaurateur de Venise avec aussi une super sélection de vins natures italiens. On y retrouve des grosses côtes de veau fermières à la milanaise, des légumes de saison du maraîcher Moulin de l’Abbaye – qui est pour moi un des meilleurs de Paris. N’hésitez pas à dire que vous venez de ma part !
Merci beaucoup Julien. Avant de trinquer, le mot de la fin ?
Je me prends pas mal de vannes de mes confrères des quartiers plus centraux de Paris par rapport à mon emplacement un peu lointain. Mais je tiens à vous dire que dans le XVe on a des transports en commun, un passeport français, des vins hors normes et une joie de vivre à partager ! J’ai rarement été dans un quartier avec autant de gens sympas, de tous les âges, bref un quartier hyper cool. J’invite même la concurrence à venir s’installer dans le coin pour continuer de dynamiser l’arrondissement et qu’on arrête de dire que le XVe c’est l’autre bout du monde ! »
Les Jajas de Juju, 346 Rue Lecourbe, ‘aux portes’ de Paris XIe !
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